par Marie Laure Cadart, ancien médecin PMI, anthropologue, auteur de “Des parents dans les crèches, utopie ou réalité ?” (Erès)
La transformation des lieux d’accueil
Les crèches étaient autrefois jusqu’à la fin des années 1960, des lieux pathogènes, parce que fermées et cloisonnées où l’on avait oublié l’enfant. Ce n’est que dans les années 70-80 (l’après 68) qu’on a admis que les petits avaient une vie psychique et qu’il fallait s’en occuper. On a dès lors pensé à l’accueil centré sur l’enfant. On sait depuis les travaux de Myriam David, notamment, qu’il est nécessaire que les enfants soient entourés par des adultes pour veiller à leur bien-être.
La menace…
C’est toute cette réflexion et ces changements qui sont aujourd’hui menacés par l’évolution du contexte et le retour à des simples modes de garde, la dimension utilitaire et gestionnaire prenant le pas sur la dimension éducative de l’enfant dans son premier âge.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il faut retourner au décret d’août 2000 qui traduit dans les faits l’aboutissement de ces réflexions et de ces recherches qui tournent autour de la dimension relationnelle de l’enfant dans le groupe. L’enfant tout seul n’existe pas disait Winnicott. L’essentiel est comme le disait encore Winnicott d’assurer pour l’enfant un continuum de vie (le sentiment continu d’exister) entre sa famille et le lieu d’accueil. Le maître mot est la continuité et pour cela il faut mettre en cohérence les méthodes du lieu d’accueil avec cet objectif. La parentalité est précisément ce lien autour duquel s’articule l’accueil de l’enfant et sa famille.
Or le récent rapport Tabarot sur l’accueil des jeunes enfants dit tout autre chose : il met l’accent sur la quantité (ce qui est un problème évident) avec la création de places dans des structures diversifiées. De plus, et il aborde la question de la qualité de l’accueil, mais pas dans le sens du bien-être de l’enfant et de son bon développement mais en terme de service rendu à des "parents-clients", en terme de qualité de la gestion. Dans cette approche qui s’intéresse surtout à la garde, l’accueil de l’enfant peut devenir l’enjeu et l’objet d’un marché concurrentiel.
Le rapport Bouyala-Roussille…
Bien différent était l’esprit du rapport Bouyala-Roussille de 1982-83, "l’enfant dans la vie" qu’on trouve à la documentation française. Il plaçait l’enfant au cœur d’une politique familiale dans une vision globale, rompant avec la vision hygiéniste qui avait prévalu jusque là dans les crèches et autres lieux de garde d’enfants, décloisonnant les espaces et les temps de vie, créant des passerelles avec l’école maternelle, faisant une place aux parents.
Tout y était déjà dit.
On a mis 20 ans pour aboutir au décret d’août 2000 et maintenant le danger est qu’on détricote tout cet ensemble de mesures qui n’ont d’autre égal en Europe ou dans le monde.
Le décret d’août 2000
Le texte du décret est très ouvert et permet beaucoup de possibles. Face à cette très grande ouverture règlementaire, pour lui donner un sens et éviter des dérives préjudiciables aux jeunes enfants, deux documents indispensables doivent être établis dans chaque lieu d’accueil : le projet d’établissement et le règlement intérieur .
Le projet d’établissement donne les grandes orientations, les valeurs, les priorités alors que le règlement intérieur(1) décline leurs mises en application au quotidien. Ces deux textes permettent à la fois la souplesse et l’adaptation au contexte local et la prise en compte de l’enfant dans toutes ses dimensions, physique, psychique, affective, sociale. Loin de simples documents administratifs, ils constituent en quelque sorte l’identité du lieu d’accueil, son "CV" et doivent être régulièrement réinterrogés et retravaillés pour correspondre aux évolutions nécessaires de l’établissement.
Le projet d’établissement constitue donc une pièce majeure dans chaque lieu d’accueil de la petite enfance. Il doit être présenté aux parents qui savent ainsi dans quel esprit et comment leurs enfants vont être accueillis. Il doit être présenté à tout nouveau professionnel afin qu’il adhère au projet au moment du recrutement, à chaque stagiaire pour qu’il en saisisse le sens. Il doit être soumis au médecin de PMI chargé de l’agrément et du contrôle et retravaillé en équipe régulièrement (annuellement), signant ainsi la vitalité de la structure.
Le projet d’établissement comporte deux parties : un projet social et un projet éducatif. Ce sont elles qui disparaissent dans le projet de réforme.
Le projet social décrit le contexte local et comment le lieu d’accueil s’insère dans la vie locale, le village, le quartier et quels services il rend. Le terme "social" ne doit pas être pris dans un sens réducteur d’assistance mais bien dans un sens "sociétal" de développement local, un sens du "vivre ensemble". Il doit faire suite à une étude de besoins et à un état des lieux de l’existant, avoir été travaillé avec les partenaires locaux, les parents. Il s’inscrit dans une dynamique d’ouverture et de développement local, prenant en compte les caractéristiques de la population et de l’emploi (horaires atypiques, transports…).
Ainsi, un lieu d’accueil peut jouer un rôle de redynamisation dans la vie d’un quartier, être un lieu de rencontres pour les parents, un lieu-passerelle vers d’autres structures (écoles maternelles par ex), un lieu intergénérationnel, etc. Il doit aussi permettre de "faciliter l’accès aux enfants de familles rencontrant des difficultés du fait de leurs condition de vie ou de travail ou en raison de la faiblesse de leurs ressources"(2) ou encore de leurs différences culturelles. Dans ce sens, la PSU (prestation de service unique) participe à la dimension sociale de l’accueil de toutes les familles en accordant le coût de l’accueil de l’enfant aux revenus des familles.
Le projet éducatif est lui centré sur l’enfant, sur la philosophie de l’accueil et sur les valeurs à mettre en œuvre autour de lui : respect de la personnalité de chaque enfant et de ses rythmes (biologiques, apprentissage), respect de leur appartenance culturelle et familiale. Une partie du projet se décline en termes pratiques (pédagogie, modalités pratiques…).
Le projet de réforme du décret qui est en cours avait fait disparaître du projet d’établissement le projet social et le projet éducatif, le vidant de sa substance. Devant la mobilisation concertée des professionnels et des partenaires, ces termes sont réapparus dans le nouveau texte en préparation, mais la réforme reste inquiétante notamment sur la diminution du nombre de professionnels qualifiés auprès des enfants.
Or, la déqualification des professionnels s’accompagne de l’augmentation de protocoles préétablis et de normes à appliquer qui déresponsabilisent individuellement les personnes et les couvrent en cas de pépins : "j’ai appliqué le protocole… je ne suis pas responsable"… Dans ce contexte, des programmes de prévention précoce fleurissent, avec leurs protocoles de dépistage des enfants à risques, bien loin de la notion de prévention précoce soutenante et bien-traitante des enfants, qui suppose des équipes capables de travailler avec les parents, composés de professionnels de qualifications complémentaires, bien formés, ayant du temps pour réfléchir sur leurs pratiques professionnelles.
Les programmes de formation de "développement des habiletés sociales" des enfants sont en cours de diffusion dans les crèches et les écoles maternelles, visant à repérer les enfants "non soumis" et à (re)éduquer les parents. Ces programmes ne toucheront pas tous les enfants car le système permet actuellement aux parents qui en ont les moyens de créer des "microcrèches" à leur souhait (financement PAJE sans application de la PSU et pouvant donc choisir les familles qui peuvent payer). Ainsi se profilent des lieux d’accueil à deux vitesses : ceux pour les riches et ceux pour la masse avec protocoles et contrôle social !
Une logique gestionnaire et une approche marchande…
Nous assistons aujourd’hui à une inversion de la philosophie de l’accueil : la gestion n’est plus au service de l’accueil mais l’accueil au service de la gestion. De plus, ces préoccupations gestionnaires sont associées à une logique marchande d’ouverture à la concurrence de secteur de la petite enfance jusqu’alors préservé.
Depuis 2004, les crèches peuvent être gérées par des entreprises à but lucratif. Des communes peuvent choisir ce mode de gestion dans le cadre d’une délégation de service public (DSP). C’est ce qui est arrivé à la ville d’Aix en Provence qui a confier la gestion des crèches à LPCR (Les Petits Chaperons rouges), mettant en péril un travail de qualité mené depuis plus de quinze ans, notamment auprès de familles en difficultés et d’enfants handicapés. Nous avions décrit ce travail dans le livre paru chez Erès, en 2008, "Les crèches dans un réseau de prévention précoce"(3). Aujourd’hui, les transformations sont à l’œuvre et une certaine idée de l’efficacité gestionnaire se traduit par une déshumanisation dont un des premiers signes est l’inscription sur Internet avec l’attribution d’un numéro d’inscription, quand les parents sont à la recherche d’un mode d’accueil pour leur bébé ! Le parent est un client à qui l’on se doit de donner une réponse. La machine s’en charge… Tout cela n’est pas sans évoquer les "crèches à guichet" d’antan dans lesquels les bébés étaient passés à travers un guichet, les parents n’étant pas autorisés à pénétrer dans les crèches. On rétablit la distance… Le guichet d’aujourd’hui est électronique.
Les décideurs politiques doivent être informés et conscients de leur responsabilité dans l’accueil de la petite enfance et que les modalités de gestion ont des effets sur les enfants et les familles. La plaquette "Réalisez vos projets Petite enfance avec les acteurs de l’économie sociale"(4) élaborée par une dizaine d’associations et de mutuelles a été conçue pour cela, pour que le choix d’une DSP en matière d’accueil des jeunes enfants se porte sur le secteur non lucratif et ses valeurs.
Pourquoi ces changements alors que le savoir-faire français en matière d’accueil de la petite enfance est reconnu internationalement ?
Sait-on que la France est "en tête du peloton européen" (3e place) en matière d’accueil de la petite enfance ? Sait-on que la qualité de ses lieux d’accueil est reconnue et enviée par d’autres pays (Grande Bretagne) ?(5) Sait-on que la France a déjà rempli ses engagements au niveau d’exigences européennes en matière d’accueil de jeunes enfants ? En 2010, 90% des enfants de 3 à 6 ans doivent avoir un lieu d’accueil et 33% des enfants de 0 à 6 ans. En 2002, la France était déjà à 100% et 42%.
Nous devons le faire savoir et valoriser cette formidable expérience. Elle risque autrement de s’effriter et de partir dans les pertes et profits des modélisations prétextées par une Europe de normes loin des citoyens, au lieu d’une Europe des personnes riches de leurs différences et des expériences partagées.
Une autre source d’inquiétude actuelle pour laquelle la mobilisation est en cours et doit s’intensifier concerne la transposition de la directive "Services" (ex Bolkenstein) dans le droit français d’ici la fin de l’année 2009. Les lieux d’accueil de la petite enfance y sont pour le moment inclus et seront donc soumis à la libre concurrence du marché intérieur, accentuant les dérives déjà décrites. L’UNIOPSS (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux), le mouvement MP4 Champ social(6), RECIT... se mobilisent et étendent leurs actions pour que les crèches soient exclues de cette directive, actant que "la petite enfance n’est pas à vendre".
Le combat est de faire reconnaître la petite enfance comme un secteur non marchand.
(1) Le règlement intérieur se nomme règlement de fonctionnement depuis février 2007 (2) Art R. 180-1 du CSP (3) Les crèches dans un réseau de prévention précoce, sous la direction de Cadart M.-L., 2008, éditions Erès (4) "Réalisez vos projets petite enfance avec les acteurs de l’économie sociale", à télécharger sur le site de l’UNIOPSS - http://www.uniopss.asso.fr/ (5) Rapport Innocenti : comprendre la pauvreté dans les pays d’Europe du sud-est et de la Communauté des États indépendants. (6) Mouvement pour une parole politique des professionnels du Champ social – voir pétition sur le site MP4 Champ social - http://www.mp4-champsocial.org
par Marie Laure Cadart
ancien médecin PMI devenue anthropologue